Lettre ouverte à mes anciens collègues mathématiciens de la NSA

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Quand un ancien employé de la NSA s’exprime, visiblement travaillé par sa conscience.

«  Il est difficile d’imaginer que vous, mes anciens collègues, mes amis, mes professeurs… puissiez rester silencieux alors que la NSA vous a abusés, a trahi votre confiance et a détourné vos travaux.  »

Charles Seife's NSA ID card

Lettre ouverte à mes anciens collègues de la NSA

Mathématiciens, pourquoi ne parlez-vous pas franchement  ?

An Open Letter to My Former NSA Colleagues

Charles Seife – 22 août 2013 – Slate
(Traduction  : Ilphrin, phi, Asta, @zessx, MFolschette, lamessen, La goule de Tentate, fcharton, Penguin + anonymes)

La plupart des personnes ne connaissent pas l’histoire du hall Von Neumann, ce bâtiment sans fenêtres caché derrière le Princeton Quadrangle Club. J’ai découvert cette histoire lors de ma première année quand, jeune étudiant passionné de mathématiques, je fus recruté pour travailler à la NSA (National Security Agency).

Le hall Von Neumann se situe à l’ancien emplacement du Institute for Defense Analyses, un organisme de recherches en mathématiques avancées travaillant pour une agence dont, à cette époque, l’existence était secrète. J’y découvris que les liens étroits entre l’université de Princeton et la NSA remontaient à plusieurs décennies, et que certains de mes professeurs faisaient partie d’une fraternité secrète composée de nombreux passionnés travaillant sur des problèmes mathématiques complexes pour le bien de la sûreté nationale. J’étais fier de rejoindre cette fraternité, qui était bien plus grande que ce que j’avais pu imaginer. D’après l’expert de la NSA James Bamford, cette agence est le plus grand employeur de mathématiciens de la planète. Il est presque sûr que n’importe quel département réputé de mathématiques a vu un de ses membres travailler pour la NSA.

J’ai travaillé à la NSA de 1992 à 1993 dans le cadre du programme d’été] qui attire les brillants étudiants en mathématiques à travers le pays, chaque année. Après obtention d’une accréditation de sécurité, incluant une session au détecteur de mensonge et une enquête d’agents du FBI chargée de glaner des informations sur moi dans le campus, je me suis présenté avec anxiété à Fort Meade (siège de la NSA), pour des instructions de sécurité.

Cela fait plus de vingt ans que j’ai reçu ces premières instructions, et une grande partie de ce que j’ai appris est maintenant obsolète. À l’époque, bien peu avaient entendu parler d’une agence surnommée «  No Such Agency  » (NdT littéralement «  pas de telle agence  » ou l’agence qui n’existe pas) et le gouvernement souhaitait que cela reste ainsi. On nous disait de ne pas dire un mot sur la NSA. Si une personne nous posait la question, nous répondions que nous travaillions pour le ministère de la Défense (DoD – Department of Defense). C’est d’ailleurs ce qui était marqué sur mon CV et sur une de mes cartes d’accès officielles de la NSA (cf ci-dessus).

De nos jours, il y a peu d’intérêt à procéder ainsi. L’agence est sortie de l’ombre et fait régulièrement la Une des journaux. En 1992, on m’a appris que le code de classement des documents confidentiels était un secret bien gardé, que c’était un crime de le révéler à des personnes extérieures. Mais une simple recherche Google montre que les sites internet gouvernementaux sont parsemés de documents, qui furent en leur temps uniquement réservés aux personnes qui devaient le savoir.

Une autre chose qu’ils avaient l’habitude de dire est que la puissance de la NSA ne serait jamais utilisée contre les citoyens américains. À l’époque à laquelle j’ai signé, l’agence affirmait clairement que nous serions employés à protéger notre pays contre les ennemis extérieurs, pas ceux de l’intérieur. Faire autrement était contraire au règlement de la NSA. Et, plus important encore, j’ai eu la forte impression que c’était contraire à la culture interne. Après avoir travaillé là-bas pendant deux étés d’affilée, je croyais sincèrement que mes collègues seraient horrifiés d’apprendre que leurs travaux puissent être utilisés pour traquer et espionner nos compatriotes. Cela a-t-il changé  ?

Les mathématiciens et les cryptoanalystes que j’ai rencontrés venaient de tout le pays et avaient des histoires très différentes, mais tous semblaient avoir été attirés par l’agence pour les deux mêmes raisons.

Premièrement, nous savions tous que les mathématiques étaient sexy. Ceci peut sembler étrange pour un non-mathématicien, mais outre le pur défi certains problèmes mathématiques dégagent quelque chose, un sentiment d’importance, de gravité, avec l’intuition que vous n’êtes pas si loin que ça de la solution. C’est énorme, et vous pouvez l’obtenir si vous réfléchissez encore un peu plus. Quand j’ai été engagé, je savais que la NSA faisait des mathématiques passionnantes, mais je n’avais aucune idée de ce dans quoi je mettais les pieds. Au bout d’une semaine, on m’a présenté un assortiment des problèmes mathématiques plus séduisants les uns que les autres. Le moindre d’entre eux pouvant éventuellement être donné à un étudiant très doué. Je n’avais jamais rien vu de tel, et je ne le reverrai jamais.

La seconde chose qui nous a attirés, c’est du moins ce que je pensais, était une vision idéaliste que nous faisions quelque chose de bien pour aider notre pays. Je connaissais suffisamment l’Histoire pour savoir qu’il n’était pas très délicat de lire les courriers de son ennemi. Et une fois que je fus à l’intérieur, je vis que l’agence avait un véritable impact sur la sécurité nationale par de multiples moyens. Même en tant que nouvel employé, j’ai senti que je pouvais apporter ma pierre. Certains des mathématiciens les plus expérimentés que nous avions rencontrés avaient clairement eu un impact palpable sur la sécurité des États-Unis, des légendes presque inconnues en dehors de notre propre club.

Cela ne veut pas dire que l’idéalisme est naïf. N’importe qui ayant passé du temps de l’autre coté du miroir de ce jeu d’intelligence sait à quel point l’enjeu peut être important. Nous savions tous que les (vrais) êtres humains en chair et en os peuvent mourir à cause d’une violation apparemment mineure des secrets que nous nous somme vu confier. Nous réalisions également que le renseignement requiert parfois d’utiliser des tactiques sournoises pour essayer de protéger la Nation. Mais nous savions tous que ces agissements étaient encadrés par la loi, même si cette loi n’est pas toujours noire ou blanche. L’agence insistait, encore et encore, sur le fait que les armes que nous fabriquions, car ce sont des armes même si ce sont des armes de l’information, ne pourraient jamais être utilisées contre notre propre population, mais seulement contre nos ennemis.

Que faire, maintenant que l’on sait que l’agence a depuis trompé son monde  ?

Nous savons maintenant que les appels téléphoniques de chaque client Verizon aux USA ont été détournés par l’agence en toute illégalité alors qu’elle n’est justement pas supposée intervenir sur les appels qui proviennent et qui aboutissent aux États-Unis. Ce mercredi, de nouvelles preuves ont été révélées, montrant que l’agence a collecté des dizaines de milliers de courriels «  complètement privés  » n’ayant pas traversé les frontières. Nous savions que l’agence a d’importantes possibilités pour épier les citoyens des USA et le faisait régulièrement de manière accidentelle. Or nous disposons aujourd’hui d’allégations crédibles prouvant que l’agence utilise ces informations dans un but donné. Si les outils de l’agence sont réellement utilisés uniquement contre l’ennemi, il semble alors que les citoyens ordinaires en fassent dorénavant partie.

Aucun des travaux de recherche que j’ai effectués à la NSA ne s’est révélé particulièrement important. Je suis à peu près certain que mon travail accumule la poussière dans un quelconque entrepôt classé du gouvernement. J’ai travaillé pour l’agence fort peu de temps, et c’était il y a bien longtemps. Je me sens cependant obligé de prendre la parole pour dire à quel point je suis horrifié. Si c’est la raison d’être de cette agence, je suis plus que désolé d’y avoir pris part, même si c’était insignifiant.

Je peux aujourd’hui difficilement imaginer ce que vous, mes anciens collègues, mes amis, mes professeurs et mes mentors devez ressentir en tant qu’anciens de la NSA. Contrairement à moi, vous vous êtes beaucoup investis, vous avez passé une grande partie de votre carrière à aider la NSA à construire un énorme pouvoir utilisé d’une façon qui n’était pas censé l’être. Vous pouvez à votre tour vous exprimer d’une façon qui ne transgresse ni votre clause de confidentialité ni votre honneur. Il est difficile de croire que les professeurs que j’ai connus dans les universités à travers le pays puissent rester silencieux alors que la NSA les a abusés, a trahi leur confiance et a détourné leurs travaux.

Resterez-vous silencieux  ?

9 Responses

  1. zaki

    Et le silence assourdissant de notre classe politique … personne ne semble s’en soucier !
    Que pensent ils de tout ça ? Quelles sont les mesures prises en France pour éviter que nos Ministères
    soient écoutés ? Que les entreprises américaines complices et bénéficiaires économiquement de ces écoutes continuent à décider de nos investissements hight tech ?

  2. bnch

    Ah alors, ça va. Si on n’a pas le droit d’espionner les US mais qu’on a le droit d’espionner tous les autres, surtout ses alliés, tout va bien dans le meilleur des mondes.

    Faudrait voir à ne pas nous prendre pour des truffes hein.

  3. choufleur

    ce gars est un mathématicien pas très productif, allez voir mathscinet …
    ça ne veut pas dire que ce qu’il raconte n’est pas intéressant mais encore une fois l’article me semble présenter le monde des mathématiciens sous un jour trompeur.

  4. doc

    Quelle naïveté ! Heureusement compensée par un peu de courage de par cette lettre car nul doute qu’il est désormais sous surveillance.

  5. Ph Bobo

    Je comprends qu’il puisse être « horrifié » et qu’il s’offusque que la NSA ait espionné les bon citoyens américains. Ce qui me surprendra toujours, c’est que nous, les non américains, nous ne nous offusquons pas (ou si silencieusement) qu’on nous ait potentiellement espionné aussi.
    Pour les États-Unis, que la plupart d’entre-nous honorent et apprécient, nous sommes catalogué parmi leurs ennemis.
    Serions-nous tous atteints du syndrome de Stockholm ?

  6. madredios

    Les Français se réveillent, à peine.
    Alors que ça dure depuis 1942.
    Et avec tout ça, il y a encore des Français qui rêve à l’Amérique.
    Ces étudiants qui veulent tous faire leurs études aux states, comme ils disent.
    Coût : 12.000 $ l’année.
    Et quand on augmente le cout de l’inscription en France de 40 €, ils descendent dans la rue.
    Derrière sa façade de « beau » pays, les States cachent un facisme rampant.
    Même les djeunes des banlieues qui vomissent l’Amérique, on les voit tous le samedi soir au MacDo manger un hamburger « hallal » ou pas.

    Donc, oui…c’est pire que le syndrome de Stockholm.
    C’est un syndrome de SadoMaso plutôt.

  7. Didier

    Sans doute parce que j’appartiens comme plus de six milliards d’individus suspects à la sous-humanité non-américaine (et donc infra-américaine), je suis scandalisé par cet argument récurrent depuis le début de l’affaire Snowden : « la puissance de la NSA ne serait jamais utilisée contre les citoyens américains. »

    Il est brandi par les deux camps, comme si une conduite inacceptable changeait de nature quand la victime était la présidente du Brésil au lieu d’être le concierge d’une auberge de jeunesse dans l’Ohio.

    C’est en outre un argument complétement idiot. Si des agents de la NSA développent la capacité d’espionner les étrangers sans limitation et y compris aux États-Unis, il est évident que la liberté des Américains est au mieux conditionnelle et en sursis, au pire bafouée plus ou moins secrètement.

  8. Kantien

    Drôle de personnage :/
    Il ne cesse de parler tout du long de « l’ennemi de l’extérieur », c’est encore une obsession à l’heure actuelle chez lui ? Mais il peut aussi s’infiltrer chez toi : ne connaît il pas l’histoire du cheval de Troie ?
    Et puis il n’y a pas si longtemps, chez nous, on a bien eu une cellule qui effectuait des écoutes téléphoniques pour que la République n’apprenne pas que notre Président de l’époque avait une fille cachée. 😉

    Je ne doute point que nos services de renseignements extérieur et intérieur emploient des mathématiciens, mais une de nos anciennes médailles fields avait plus de courage que celui-ci : http://fr.wikipedia.org/wiki/Alexan
    Il démissionna de l’IHES pour protester contre un financement du ministère de la Défense.

    Un ami des Mathématiques… et dès fois de la sagesse.