Le journalisme open source, selon OpenWatch

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Le site OpenWatch nous propose de faire du journalisme autrement en s’inspirant des principes et techniques du logiciel libre.

Ils appellent cela le «  journalisme open source  » et y voient, non sans emphase, l’avenir de la profession.

Pure rhétorique ou réelles pistes à explorer pour un secteur en grave difficulté actuellement  ?

Decar66 - CC by

Les nouveaux principes du journalisme open source

The New Principles of Open Source Journalism

(Traduction  : Peekmo, goofy, lamessen, Slamino, Omegax„ Asta, Paul, Kayjin, aKa + anonymes)

OpenWatch souhaite être le cœur du journalisme open source de la prochaine décennie. Quelles valeurs émergeront pour définir les actualités de demain  ?

Partout dans le monde, les agences de presse traditionnelles vacillent. Leurs revenus publicitaires se tarissent car les gens suivent de plus en plus l’actualité à partir de sources d’information en ligne ou ne s’y intéressent tout simplement pas parce qu’ils préfèrent consacrer leur temps à d’autres types de contenus numériques. L’information qui reste est plus édulcorée que jamais, le journalisme d’investigation a laissé la place à des opérations de relations publiques travesties en information, les correspondants à l’étranger sont remplacés par des vidéos virales et des ragots people.

Pourtant, le journalisme joue un rôle terriblement important dans la société, en permettant aux gens d’être informés sur le monde qui les entoure et en obligeant les élites au pouvoir à rendre compte de leurs actes. Nous ne pouvons laisser ce rôle simplement passer à la trappe. Au lieu de vivre cette situation comme une catastrophe, nous pouvons y voir une opportunité de réévaluer la nature et l’objet du journalisme. Partant de là, je crois pouvoir dire que nous assistons à l’émergence du phénomène peut-être le plus réussi et étrangement merveilleux de l’ère numérique  : le mouvement du logiciel et de la culture «  libres et open source  ». Dans ce mouvement, les individus sont libres de consommer l’information et d’y contribuer au sein d’un espace commun et, ensemble, ils sont parvenus à créer un tout qui est plus que la somme de ses parties.

OpenWatch est une entreprise du secteur des technologies qui produit et soutient le journalisme open source. OpenWatch vise à être au New York Times ce que RedHat est à IBM. Notre produit de base est une suite gratuite d’applications mobiles qui permet à n’importe qui de diffuser du contenu, de visionner des vidéos sur téléphone mobile et de recevoir des alertes avec des possibilités de contribuer à nos reportages et enquêtes.

Du point de vue éditorial, nous sommes intéressés par la couverture des sujets sous-médiatisés tels ceux tirés d’histoires et d’enregistrements de gens ordinaires, mais aussi par les événements où les médias traditionnels échouent à remettre en cause les pouvoirs établis. Nous souhaitons présenter nos articles dans un contexte où l’homme de la rue peut prendre part à la mise au jour et à l’exposition de faits vérifiés.

Histoire

Au fil des ans, il y a eu bon nombre de tentatives de qualifier le genre de travail que nous évoquons ici  : journalisme citoyen, journalisme civique, journalisme participatif, journalisme scientifique, journalisme (ouvert au) public, journalisme collaboratif, journalisme communautaire, wiki-journalisme et une foultitude d’autres appellations qui, j’en suis sûr, doivent exister.

Chez nous, nous appelons cela simplement du «  journalisme open source  ». En tant que contributeurs au mouvement du logiciel libre et open source, nous sommes bien conscients que le terme «  open  » peut être à la fois chargé et vide de sens. Nous souhaitons donc esquisser quelques principes de base qui, selon nous, définiront le journalisme open source de la décennie à venir.

Il ne s’agit ni d’un manifeste, ni d’une liste de revendications, ni même d’une promesse. C’est simplement une liste de valeurs journalistiques que nous entendons respecter et promouvoir. Nous ne voulons pas être crédités pour ces principes  : d’autres, nombreux, nous ont précédés, existent à nos côtés ou viendront après nous. Notre seule ambition est d’exposer ces principes et d’inviter d’autres à les partager.

Avec le temps, nous espérons que l’importance de ces valeurs deviendra si évidente qu’elles feront apparaître le journalisme traditionnel comme dépassé et influenceront les grands organes de la presse traditionnelle.

1. Des sources primaires complètes

Le principe premier du journalisme open source est qu’il doit être «  scientifique  ». Cela signifie donner un accès aux sources primaires complètes, sous la forme de matériel documentaire associé, par un lien ou une incorporation, aux affirmations du récit journalistique, y compris tous les entretiens oraux ou par courriel avec des individus ou les documents bruts pour les sources anonymes.

Sans sources primaires complètes, le public est en réalité réduit à l’impuissance, privé de la possibilité de vérifier la véracité des faits qui lui sont livrés et se trouve réduit à devoir faire confiance à une seule version des faits. Avec la confiance vient le pouvoir, et avec le pouvoir viennent les abus. Le public a été gravement abusé sur de nombreuses questions, par exemple dans l’exposition des faits justifiant la guerre contre l’Irak, dans la couverture du programme d’assassinats par des drones, dans les allégations d’utilisation d’armes chimiques en Syrie et, aujourd’hui, avec le programme de surveillance de la NSA.

Le journalisme scientifique, pour sa part, ne requiert pas autant de confiance dès lors que le lecteur possède autant d’informations que le journaliste qui l’informe.

En fin de compte, cela signifie l’abandon du «  scoop  » et des sources non attribuées, qui, de par leur nature, voilent le mécanisme qui transforme les faits en analyse. À leur place, nous proposons un sommaire transparent, une contextualisation, un remixage et une analyse complètes des sources primaires.


2. Pratique et Participatif

Dans le journalisme open source, l’action est plus importante que le contenu. L’objectif du journalisme open source n’est pas de divertir, ni même de simplement informer, mais plutôt de tenter de construire un projet de changement. Ce projet doit commencer par les faits déjà connus, mais devrait aussi fournir une feuille de route décrivant les inconnues référencées et ce qui sera nécessaire pour répondre à ces questions. Les lecteurs soucieux des erreurs devraient avoir l’opportunité d’être directement impliqués dans le processus de collecte, de traitement, de synthèse et de publication des actualités. Mais ce n’est pas tout. Le but de notre journalisme est aussi de défier, provoquer et demander des réponses aux pouvoirs établis. Et aussi longtemps que ce sera fait de façon productive et documentée, ce sera quelque chose dans lequel le public devrait être impliqué.

Les projets de logiciels open source utilisent ordinairement un outil de «  bugs  » et de «  tickets  » pour suivre et accélérer leur développement  ; chez OpenWatch, nous les appelons «  missions  ». Vous pouvez parcourir la liste de toutes nos missions actuellement actives ici pour pouvoir contribuer à nos investigations en cours.

Au final, nous espérons créer une force globale et répartie de fouineurs et une place centrale d’idées concrètes au sujet des problèmes importants.

3. Garanties

Historiquement, un des plus gros défis pour les médias et reportages citoyens est la question de l’authenticité. Il est souvent difficile de déterminer si les médias et l’information proposés en ligne sont authentiques ou s’ils sont le produit de quelqu’un désireux de promouvoir une cause, d’une partie adverse essayant de saboter une histoire ou simplement d’un «  troll  » ennuyeux. Les plateformes comme Youtube, Facebook et Twitter ne fournissent aucun outil automatique d’expertise de l’authenticité  ; réceptacles par essence d’un flux continu d’informations éphémères, qui se combine à la capacité d’amplifier rapidement certains messages, elles sont souvent exploitées à des fins de diffusion de canulars et de désinformation (comme l’illustre le cas récent de ces images de manifestations en Turquie filmées en réalité plus tôt dans l’année à l’occasion d’un marathon).

Pour lutter contre ce problème, OpenWatch utilise un bouquet de technologies destinées à faciliter la vérification de l’authenticité d’un média dans notre système. Une de ces technologies est un système que nous appelons CitizenMediaNotary. Inspiré par le projet Perspectives, CitizenMediaNotary est un réseau de serveurs de confiance distribué, qui maintient une base de données d’empreintes digitales des médias citoyens. Cela permet de savoir si un contenu est vraiment nouveau ou s’il a déjà été visionné auparavant et, dans ce cas, où, quand et par qui.

4. Prévoir

Si nous ne couvrons que les atrocités passées, nous ne serons jamais en mesure de les prévenir. Le journalisme d’avant a presque exclusivement porté sur des événements qui ont déjà eu lieu, et c’est une occasion majeure manquée pour l’émancipation.

La participation des foules sera un facteur majeur dans le futur du journalisme de prévision, dans la mesure où de grands ensembles de données sont bien meilleurs pour les prévisions que les petits. Par exemple, à l’époque où OpenWatch était un service exclusivement utilisé pour surveiller l’action de la police, nous étions capables d’analyser des modèles d’action trouvés dans nos données pour réaliser des prévisions plus précises sur les régions où des abus policiers avaient plus de chance d’avoir lieu et ce n’est que le début. Dans le futur, nous pourrons collecter des jeux de données multisourcés et publics de manière à prédire quelle communauté à risque est susceptible d’être frappée par une catastrophe naturelle, qui sera le gagnant d’une élection, le résultat probable d’une décision de justice, quelles écoles seront fermées par une nouvelle administration et bien d’autres choses encore.

On assiste ces derniers temps a une augmentation notable de la production de rapports prévisionnels grâce à des agences privées du renseignement comme Stratfor, mais cette activité de prévision est onéreuse et sa commercialisation uniquement orientée vers les pouvoirs établis, qui bénéficient déjà du système actuel. OpenWatch s’efforce de fournir le même genre d’informations spécialisées, mais avec un accès ouvert à tous et avec une position résolument critique et orientée par l’intérêt public.

Bien sûr, nous ne pourrons en rien garantir le degré d’exactitude de nos prévisions, mais du fait que tous nos rapports sont totalement open source, les lecteurs sont les bienvenus pour produire et donner également leur propres prédictions.

5. Transparence éditoriale

La démarche open source et participative appliquée à l’ensemble de nos publications vaut aussi pour notre démarche éditoriale. Le public en général et notre lectorat en particulier jouissent ainsi d’un accès direct à l’ensemble du processus décisionnel au sein d’OpenWatch, qu’ils souhaitent en être témoins ou y prendre part. Cela permet au lectorat en général grand public d’assister directement la totalité du processus décisionnel d’OpenWatch, aussi bien que d’y être impliqué.

Comme il se doit en open source, cette démarche éditoriale repose sur des listes de diffusion publiques. Nous appelons ce système «  Radar  » car il n’offre pas seulement un aperçu des événements en cours de traitement chez OpenWatch, il est aussi un calendrier dynamique des événements que nous avons l’intention de couvrir.

Si vous souhaitez voir ce qui se trame sous le capot d’OpenWatch ou avoir votre mot à dire sur la manière dont OpenWatch gère ses ressources éditoriales, rejoignez notre liste de discussion publique en envoyant un courriel à openwatch-radar@googlegroups.com, vous serez immédiatement inscrit-e (les hackeurs sont aussi invités à rejoindre la liste openwatch-dev@googlegroups.com pour participer aux discussions autour des développements techniques).


Nous ne prétendons pas qu’un tel niveau de participation est nécessaire pour tous les canaux d’information open source, le degré de participation proposé dans certains groupes pouvant être moindre que le nôtre pour une raison ou une autre, mais il est important dans tous les cas, que les décisions éditoriales émanent d’un noyau privé, d’un noyau public ou d’un consensus public, que le cadre décisionnel soit transparent.

6. Gestion des versions

Git est un outil qui permet aux développeurs et aux utilisateurs de logiciels libres de garder la trace de l’ensemble de leurs changements, de voir qui contribue à quelle partie d’un projet et de revenir à l’état antérieur d’un projet en cas de catastrophe. C’est un logiciel absolument crucial. Les utilisateurs réguliers de Wikipédia sont habitués à des outils de contrôle des versions aux fonctionnalités similaires (via la page Historique d’un article)

Néanmoins, aussi précieux qu’il soit, le contrôle des versions est rarement pratiqué dans d’autres secteurs que celui du développement logiciel. De manière intéressante, dans le domaine du journalisme, le contrôle des versions peut apporter quelque chose que l’inventeur de git n’avait jamais imaginé  : la résistance à la censure cachée.

Contrairement aux apparences, certaines formes de censure sont plus aisées à mettre en œuvre dans le royaume numérique que dans le monde physique. Dans le monde physique, le censeur laisse une trace  : un trait noir, un nom effacé, des autocollants, des agrafes, de la colle. Sur l’internet, nulles preuves semblables d’une censure post-publication  : seulement un article qui disparaît ou un léger changement de contenu, sans que personne n’en sache rien.

Un nouveau projet, Newsdiffs, tente de traquer les changements en tant que service proposé à une poignée d’organes d’information traditionnels. Cet effort mérite nos applaudissements, mais la solution est actuellement limitée et laisse beaucoup de changements passer au travers des mailles du filet. Dans le futur, nous aimerions voir davantage d’organisations prendre elles-mêmes cette responsabilité à travers une combinaison de contrôle interne et tiers de tout le contenu des actualités.

7. Permanence

Les journaux et la télévision sont des formats éphémères. Un journal se jette, une diffusion télévisée n’est pas enregistrée. Internet, par contre, n’oublie jamais. Un article n’existe pas seulement pour un jour, il existera pour le restant de l’histoire enregistrée et sera toujours à la portée d’une simple recherche, accessible en une seconde.

Par conséquent, on doit envisager que les articles seront toujours accessibles dans un lointain futur et doivent être créés en ayant à l’esprit les lecteurs du futur, qui devront à leur tour pouvoir y apporter leur contribution.

8. Logiciel libre, contenu libre

En dernier lieu, nous pouvons incorporer les principes du logiciel libre et de la culture libre dans le journalisme open source. Fondamentalement, cela signifie que nous devons respecter les droits digitaux de nos utilisateurs et utiliser autant de logiciels libres et open source que possible, en nous assurant que le contenu est produit sous une licence permissive ou copyleft, en traquant le moins possible les utilisateurs et en leur permettant de savoir comment et pourquoi nous les traquons.

Les principes de la culture libre sont nécessaires pour n’importe quel projet ouvert et participatif car c’est grâce à eux que les communautés en ligne ont la capacité de réaliser ces choses formidables qui les rendent très différentes des organes de presse traditionnels.

Il devient concevable non seulement de lier, partager et traduire librement l’information (la traduction étant une autre question gérée de manière insatisfaisante dans les médias d’information traditionnels), mais aussi de remixer les contenus et de présenter les médias et analyses sous des formes nouvelles, que leur auteur originel n’aurait éventuellement pas imaginé.

En définitive, le journalisme open source ne doit pas recourir au droit d’accès payant comme source de revenus car c’est en totale contradiction avec la volonté de produire du contenu dans le but d’informer et de donner au public le pouvoir de l’autonomie et de la responsabilité. Faute de proposer à ce dernier un libre accès aux informations d’importance, cela ne serait en fin de compte guère plus qu’une extorsion de fonds. Il existe plein d’autres modèles économiques de soutien du logiciel libre qui peuvent tout aussi bien soutenir le journalisme open source (nous reviendrons dessus plus en détail dans un autre billet).

En avant  !

Nous vous avons décrit quelques-unes des valeurs centrales dont OpenWatch entend imprégner sa forme de journalisme open source. Si vous souhaitez contribuer à documenter la vérité et résister aux pouvoirs adeptes du secret, rejoignez-nous  ! Nous ne savons pas exactement où cela nous mènera, mais nous sommes certains qu’unis dans la quête de la vérité, nous pouvons construire quelque chose de vraiment étonnant et bien pour tous. Rejoignez-nous  !

Crédit photo  : Decar66 (Creative Commons By)

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2 Responses

  1. libre fan

    On lit: «utiliser autant de logiciels libres et open source que possible» . S’il n’est pas possible de n’utiliser que des logiciels libres, ce n’est plus libre.

    On lit la description d’un des gars qui travaille là: Open source nut. Really good at iPhone programming. Y a rien de libre à programmer sur un iTrouc, si? et quel intérêt de mettre un truc libre sur un iTrouc qui a nécessairement une porte dérobée et qui vous espionne même fermé?

    Et ils travaillent avec Google groups: c’est le bon moyen pour que tous leurs utilisateurs soient espionnés.

    Bref, un projet qui tombe à l’eau.

  2. aKa

    @LibreFan : Oui, je suis d’accord avec ces remarques et ces réserves. L’idée c’était bien moins de faire de la pub pour OpenWatch que de discuter si le concept de « journalisme open source » était creux ou intéressant.