Les industriels lorgnent le futur grand plan numérique de Luc Chatel – Mediapart

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llawliet - CC byReprise du second article de l’enquête de Mediapart sur l’école à l’ère numérique, introduite dans un précédent billet.

«  Derrière le ministre de l’éducation, l’ancien secrétaire d’État à l’industrie n’est pas très loin  », nous dit Louise Fessard.

Et Microsoft non plus[1].

Mais la journaliste a eu la bonne idée d’en décrypter la présence et l’influence en s’appuyant, une fois n’est pas coutume, sur de nombreux articles de ce blog (cf notes de bas de page). Inutile de vous dire que cette reconnaissance nous honore quand bien même la situation évoquée mérite toujours d’être mise à jour en faveur du Libre.

Remarque  : Cet article a été publié juste avant la sortie du rapport Fourgous désormais disponible.

Les industriels lorgnent le futur grand plan numérique de Luc Chatel

Louise Fessard – 8 février 2010 – Mediapart
(avec son aimable autorisation)

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En visite au Bett, le salon mondial du numérique éducatif à Londres, le 17 janvier, le ministre de l’éducation, Luc Chatel, a réaffirmé sa volonté de lancer un grand plan numérique pour l’école «  dans le cours du premier trimestre 2010  ». Près de 7.000 communes de moins de 2.000 habitants ont déjà bénéficié de subventions de 10.000 euros pour équiper leur école dans le cadre du plan écoles numériques rurales.

Devant une rangée d’industriels français du numérique, il a confirmé la possibilité d’utiliser une partie du grand emprunt à cette fin. Car derrière le ministre de l’éducation, l’ancien secrétaire d’État à l’industrie n’est pas très loin. «  Ce sont des réservoirs, des perspectives de croissance très importants que d’avoir des pouvoirs publics qui investissent de manière durable dans ce secteur  », lance ainsi Luc Chatel (cf vidéo).

En moyenne, l’école française ne dispose que d’un ordinateur pour 12 élèves (contre un pour 6 en Grande-Bretagne) et moins de 30.000 tableaux blancs interactifs (contre 470.000 en Grande-Bretagne)[2]. Plus préoccupant, il existe une grande disparité d’équipement entre les territoires  : un rapport de la Cour des comptes révélait en décembre 2008 que, dans les écoles primaires, le taux d’équipement allait d’« un ordinateur pour 5 élèves à un pour 138 élèves  » selon les communes.

La faute à une absence de politique nationale  : ce sont les collectivités territoriales (commune pour les écoles, département pour les collèges, région pour les lycées) qui financent ordinateurs, logiciels, connexion au réseau. «  C’est bien de venir voir les innovations, se désolait un principal de collège rencontré au salon professionnel Educatice en novembre 2008, mais budgétairement on n’a pas la maîtrise, c’est le conseil général qui décide.  »

Aussi le plan écoles numériques rurales, qui a laissé aux écoles candidates le choix des solutions informatiques tout en assurant un financement étatique, a-t-il fait mouche parmi les petites communes[3]. Devant l’afflux des candidatures, Luc Chatel a dû débloquer 17 millions d’euros supplémentaires, en plus de l’enveloppe initiale de 50 millions. «  Le fait que l’Etat prenne en charge ce dispositif peut éviter un accroissement des inégalités  », se réjouit Gilles Moindrot, secrétaire général du SNUipp, le principal syndicat des professeurs des écoles.

Privilégier ressources et formation

Le matériel n’est pas «  forcément le nerf de la guerre  », a souligné Luc Chatel le 17 janvier, jugeant en revanche «  absolument capitales la question des ressources pédagogiques et la question de la formation  »[4]. Le député (UMP) des Yvelines, Jean-Michel Fourgous, doit rendre son rapport sur les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) à Luc Chatel le 15 février. «  Si on ne veut pas renouveler les échecs des grands plans informatiques précédents, il faut abandonner l’histoire du 80 % pour l’équipement / 20 % pour la formation, et passer au 50/50  », explique-t-il.

Les industriels ont déjà largement investi le terrain  : les grands groupes ne se contentent plus de vendre du matériel ou des logiciels, ils offrent aux enseignants des espaces d’échange, des forums, des ressources pédagogiques, des formations pour utiliser leur technologie. «  Il faut comprendre qu’accrocher une boîte noire au mur, ça n’apporte pas grand-chose, explique Emmanuel Pasquier, directeur général de la société Promethean, leader des tableaux blancs interactifs (TBI) en Europe. Il faut faire un très gros travail avec la communauté éducative et mettre en place un écosystème autour du TBI qui comprenne les tableaux interactifs, les boîtiers d’évaluation, les ardoises mais aussi des logiciels d’aide à la création pédagogique, la formation et l’accompagnement continu des enseignants.  » La communauté virtuelle Promethean Planet revendique ainsi plus de 500.000 enseignants dans le monde.

Microsoft «  à l’assaut du monde de l’éducation  »

Microsoft France a choisi de multiplier les partenariats avec le monde associatif enseignant, en adaptant son programme international «  Partners in learning  »[5], actif dans une centaine de pays, au contexte français  : «  Nous apportons un support technologique et financier aux initiatives des enseignants, mais notre plus grosse valeur ajoutée, c’est la mise en réseau entre enseignants  », explique Thierry de Vulpillières[6], directeur des partenariats éducation. Microsoft vient ainsi en aide à des projets peu reconnus et relayés par l’institution scolaire. En toute discrétion, se gardant bien de placarder son logo à tout-va.

L’entreprise américaine a ainsi participé à la refonte de la plateforme Internet du Café pédagogique[7], le site d’actualité pédagogique de référence avec ses 222.000 abonnés, «  qui craquait de partout  », mais se contente d’y animer un forum sur une opération commerciale «  Microsoft Office 2007 gratuit pour les enseignants  ». Elle a aussi développé une offre de formations à cette suite bureautique et à son «  espace de travail numérique  » par l’intermédiaire de Projetice[8], une association d’enseignants créée en 2006.

«  Au départ, différents enseignants ressentaient comme un manque l’absence d’associations sur les Tice dans le paysage français, raconte Thierry de Vulpillières. Ils sont venus me voir et j’ai participé au financement de la création de l’association.  » Une association qui se dit «  indépendante  » mais vit en partie des commandes commerciales de Microsoft. «  Au côté de celles d’Orange, de Texas Instrument, Smart, etc.  », nuance Thierry de Vulpillières.

C’est encore Microsoft qui est à l’origine de la tenue du premier forum des enseignants innovants à Rennes en 2008, que l’entreprise finance à hauteur de 30 %[9]. «  En 2007, Microsoft avait, avec l’Unesco, organisé au Louvre le forum européen des enseignants innovants, raconte Thierry de Vulpillières. J’ai impliqué des enseignants français et ils se sont dit qu’ils allaient organiser quelque chose au niveau national pour récompenser l’innovation pédagogique.  »

Microsoft emploie aussi des méthodes plus classiques et massives. Depuis juin 2008, les enseignants peuvent télécharger et installer gratuitement Office 2007 à leur domicile. Pour mener cet «  assaut du monde de l’éducation  » (voir doc joint), Microsoft et l’agence de communication Infoflash ont créé un site Web spécifique et envoyé des centaines de courriers nominatifs aux enseignants (120.000 aux enseignants et personnels de collège en juin 2008 puis une seconde vague de 350.000, visant aussi les instituteurs, en novembre 2008)[10]. Une performance récompensée en 2009 par l’obtention du grand prix «  acquisition et fidélisation clients  » du Club des directeurs marketing et communication des TIC (Cmit)[11].

«  Un potentiel de 50.000 emplois  »

Théoriquement, selon l’accord-cadre signé entre l’éducation nationale et Microsoft en 2003, l’offre n’est pas à proprement parler gratuite puisqu’elle doit être compensée par l’achat de licences par les établissements scolaires. Microsoft «  autorise la duplication des logiciels Microsoft Office sur des postes de travail personnel dans la stricte limitation du nombre de licences déployées pour usage professionnel  », précise l’avenant signé en 2006 (doc joint). Mais dans les faits, tout enseignant peut télécharger gratuitement Office, même si son établissement n’a pas acheté de licence à Microsoft.

Ce type d’opération est régulièrement dénoncé sur la Toile par des enseignants adeptes du libre comme Jean Peyratout. «  Les industriels, et notamment Microsoft, ont une attitude extrêmement offensive mais ils font leur métier, c’est normal, estime cet instituteur de Pessac (Gironde). C’est plutôt du côté des prescripteurs qu’est le problème.  »

Même analyse d’Alexis Kauffmann, enseignant de mathématiques, actuellement à Rome, qui dénonce sur son blog «  l’influence disproportionnée de Microsoft à l’école  ». «  Je reproche surtout au ministère de l’éducation de laisser Microsoft rentrer comme dans du beurre dans le système éducatif français, faute d’avoir pris une position volontariste vis-à-vis du logiciel libre, explique-t-il. Alors qu’en Grande-Bretagne, le Becta (l’agence britannique en charge des Tice) n’hésite pas à rédiger de longs rapports[12] déconseillant l’adoption des nouvelles versions de Windows et MS Office en milieu scolaire tout en invitant à découvrir leurs alternatives libres que sont GNU/Linux et OpenOffice.  »

Conscient de cette dépendance, Jean-Michel Fourgous propose qu’une partie du grand emprunt aille à «  la formation, la simplification des ressources pédagogiques, la clarification du rôle des collectivités locales et une meilleure coordination des acteurs  ». «  Je pense qu’il y a un potentiel de 50.000 emplois dans les Tice dans les années à venir, prévoit-il. Il faut inciter nos chercheurs français à travailler sur tous les services Tice car il va y avoir une explosion dans ce domaine.  »

6 Responses

  1. Grunt

    << Les industriels, et notamment Microsoft, ont une attitude extrêmement offensive mais ils font leur métier, c’est normal, estime [Jean Peyratout]. C’est plutôt du côté des prescripteurs qu’est le problème. >>

    Le problème est aussi du côté des enseignants qui laissent tomber tout regard critique pour se laisser.. corrompre par une initiative marketing.

  2. ElGatoNegro

    Salut à tous
    (salut Grunt)

    La situation n’est pas simple…
    On a d’un côté un corps enseignant un peu vieillissant, qui a eu toutes les peines du monde à se mettre à l’outil informatique (lire aux produits Microsoft), et qui n’a pas l’énergie nécessaire ni même hélas la curiosité de se lancer dans les produits libres. Des enseignants au comportement semblable à celui du reste de la population…

    D’un autre côté, quelques-uns de ces enseignants qui ont fait l’effort d’aller un peu plus loin dans l’utilisation de cet outil informatique, qui s’y sont investis un peu plus (lire qu’ils maitrisent mieux la gestion des erreurs, des dysfonctionnements des produits Microsoft ). Certains sont même devenus formateurs envers leurs pairs, et, assis sur leurs connaissances accumulées, forts de leurs savoirs très particuliers, freinent des quatre fers à tout changement d’OS. Ils ont ‘investi’ dans la maitrise de cet OS, et attendent un ‘retour sur investissement’. Des sortes de gurus, avec les avantages qui vont avec…

    Ajoutons que pas mal de logiciels utilisés n’ont pas d’équivalent libre, ou bien qu’ils ne sont installables que sur du Microsoft, et nous aurons une image assez claire de la situation jusqu’à ces dernières semaines : un peu bloquée. Avec un combat sourd mené par quelques-uns pour la promotion du libre, et ressenti par la plupart des enseignants comme ‘has been’, ou accessoire…

    Bien sûr, la ‘vente à la découpe’ des services publics, et notamment de l’Education Nationale, qui se prépare fait bouger les lignes : la gestion des réseaux informatiques des établissements scolaires va par exemple être sous-traité à des entreprises privées… Plus besoin de formateurs, et les dispenses sautent…
    Branle-bas de combat : ceux-là même qui bloquaient la situation réalisent tout à coup que la logique voulait qu’il en soit ainsi au bout du compte : une prise an main par le privé d’un pan de l’Ecole. Et que peut-être ils y avaient contribué en ne voulant pas voir que les marchands étaient déjà dans le temple.

    A l’heure où la gendarmerie, l’Assemblée Nationale sont passés au libre, combien de temps va-t-il encore falloir pour que l’Ecole s’y mette enfin?

  3. Grunt

    Je serais tenté de dire que le fait de confier la gestion à des entreprises privées pourrait être une bonne chose, si les règles du marché sont respectées, c’est à dire si des appels d’offre en bonne et due forme sont passés, et sans imposer de solution précise (comprendre: sans imposer Microsoft).

    Ça permettrait à des entreprises locales de créer des emplois en installant du libre dans les écoles. Même si, je sais, je rêve un peu.

  4. Laurent

    Ma femme qui est professeur des école à du payer de ça poche pour trouver deux pc pour mettre dans ça classe de cp, ont à trouver deux vieux pc pour que les enfants puisse déjà se familiarisé avec l’informatique.
    Je ne trouve pas normal de nos jours que l’informatique ne soit pas une priorité à l’école.

  5. Incontinentia Buttocks

    En même temps, Laurent, le programme actuel est déjà bien chargé, et il serait assez mauvais d’enlever des heures de maths ou de français pour les remplacer par de l’informatique. Quand on voit comment les jeunes "écrient" aujourd’hui … Si j’étais le patron d’une entreprise, en plus de mettre des calendrier cochons sur tous les murs, je penses que j’aimerais bien que mes employés écrivent sans faute, sinon ça ferait très mal à la réputation de ma boîte.
    J’ai du faire un travail avec un universitaire qui est dans l’informatique (la programmation pour être plus exacte). Dans le rapport, la majorité des phrases qu’il avait écrites comportaient une faute. Ca peut être assez pénalisant s’il fait la même chose sur son CV.
    Un cours optionnel d’informatique, ça serait une bonne idée, je penses, mais caser des cours supplémentaires dans un horaire déjà, aux yeux des écoliers, hyper-surchargé, ça ne passerait pas forcément bien. Et comme le disait si bien Gargantua, la génération numérique, c’est une génération d’obèses qui ne font que consommer.